Il y a 100 ans, le paquebot André Lebon témoin du séisme du Kanto au Japon

Mis en service en 1915, le paquebot André Lebon mesure 161 mètres de long. Il est affecté par les Messageries Maritimes à la ligne dite d’Extrême-Orient. French Lines & Compagnies, Fourni par l’auteur

François Drémeaux, Université d’Angers

Il est 11 h 58 à Yokohama. Le temps est lourd et chaud, un typhon approche sur l’océan. Sur le port, on s’affaire autour du paquebot français André Lebon. Soudain, la terre tremble. Par deux fois, pas plus d’une minute. « Le navire a été secoué de mouvements frénétiques », rapporte le commandant Cousin. « Presque toutes les amarres ont été rompues comme des brins de fil ».

Ce séisme, dont la magnitude a plus tard été estimée à 7,9 sur l’échelle de Richter, est probablement le plus meurtrier de l’histoire du Japon. Plus de 100 000 morts, près de deux millions de sans-abri et de considérables dommages qui culminent à quatre fois le budget du pays tout entier. Des archives conservées dans l’établissement French Lines et Compagnies, au Havre, permettent de reconstituer les événements du point de vue du navire français, bloqué en rade de Yokohama pendant la tragédie. L’occasion de s’intéresser au rôle et à la réactivité humanitaire, sanitaire et diplomatique des paquebots, véritables outils de la mondialisation à cette époque.

Une succession de catastrophes

Pour le navire des Messageries Maritimes, la traversée depuis Marseille entamée le 13 juillet n’a pas été une promenade de santé. Peu après Singapour, un feu se déclare dans les soutes. Lors du passage à Hongkong, le paquebot subit un typhon particulièrement violent. La collision est évitée de justesse avec un navire à la dérive. Quatre jours plus tard, le bateau essuie un nouveau typhon au large de Shanghai. André Lebon arrive à Yokohama le 29 août, éprouvé par le voyage. Des réparations sont nécessaires. Les machines du navire ainsi que le guindeau (qui permet de descendre et remonter l’ancre) sont démontés et diverses pièces se trouvent à terre.

Le 1er septembre 1923, les témoins vivent avec horreur une succession de catastrophes. Dans la foulée du tremblement de terre, de gigantesques glissements de terrain déferlent sur Kanagawa et un tsunami détruit la baie de Sagami. Bien plus que les secousses, que les spécialistes estiment être responsables de seulement 10 % des destructions, c’est le feu qui est dévastateur. À travers la poussière et la fumée, l’équipage voit affluer vers le navire une population désemparée. « Beaucoup de blessés, de femmes et d’enfants. Un assez grand nombre était à moitié nu », note le commissaire du bord Clermont.

Quelques heures après les secousses, un tsunami frappe les côtes de la baie de Sagami. Impression sur bois de l’artiste Kondo Shuin dans le cadre de sa série Taisho Shinsai Gashu. Ukiyo-e.org database/Artelino

Fuyant les destructions et les incendies, des milliers de personnes accourent vers le port. Le commandant Cousin ordonne d’accueillir sans distinction toutes celles et ceux qui demandent asile. Un élan qui ne va pas de soi puisque des témoignages rapportent que d’autres navires retirent les échelles de coupée, de peur d’être submergés. Suivent des manœuvres compliquées — car sans machines ! — pour s’éloigner du quai en feu, sans percuter les autres navires. De nouvelles secousses sont ressenties. Stimulés par le typhon qui souffle en parallèle sur la baie de Tokyo, de multiples incendies se propagent rapidement. Les vents excitent les braises pendant trois jours sur un territoire déjà ravagé.

Jusqu’à 2 500 réfugiés à bord

À bord d’André Lebon, le nombre de réfugiés atteint 1 552 à la fin de la première journée. Le commissaire du bord peine à suivre le flux ; le lendemain, ils sont peut-être entre 2 000 et 2 500. De son côté, le navire canadien Empress of Australia porte assistance à plus de 2 000 survivants. Le docteur Charles Guibier est débordé. Il est assisté par le Dʳ Kagoshima, lui-même rescapé après la destruction de sa maison. Les blessés les plus graves sont centralisés sur un navire de la P&O, Dongola. Quelques médecins, dont le Français, s’y relaient toute la nuit pour opérer.

Pendant quatre jours le navire est livré à lui-même pour sustenter les naufragés terrestres. Le commissaire du bord ayant fait embarquer trois jours de provisions la veille du séisme, des repas peuvent être improvisés « de pain et de jambon pour les Européens et de riz et de viande en conserve pour les indigènes ». La presse nippone retiendra les largesses du navire français quant aux rations distribuées. Par ailleurs, la répartition des réfugiés dans les cabines reflète la hiérarchie raciale et sociale communément admise à l’époque : « Les Européens furent placés dans les cabines de 1re classe, les notables Japonais, femmes et enfants surtout, dans celles de seconde, les femmes et les enfants chinois en 3e ».

« Yokohama n’existe plus, » note sobrement le commandant. Toute la région est détruite. Le séisme a été d’une telle intensité que la baie de Sagami et une partie de la préfecture de Chiba ont été soulevées jusqu’à deux mètres, tandis qu’autour de Tokyo et du mont Tanzawa, le sol s’est enfoncé d’un à deux mètres.

Au troisième jour, lorsque les incendies se calment enfin, il ne reste plus rien de Yokohama ou de Tokyo. Ici, les environs de la gare de Ueno. gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

L’effroi cède sa place aux pillages, aux règlements de compte, puis aux récupérations. Pour certains mouvements politiques, c’est l’occasion de dénoncer la décadence et la frivolité de ces secteurs portuaires en contact avec les Occidentaux, et donc une opportunité de renforcer le pouvoir impérial qui préfigure les dérives autoritaires des années 1930. La minorité coréenne est prise pour cible : des milices armées se forment avec l’appui tacite des pouvoirs locaux et environ 6 000 Coréens sont massacrés.

Un paquebot devenu ambassade

L’ambassadeur de France alors en poste au Japon n’est autre que l’écrivain Paul Claudel. Il trouve refuge à bord d’André Lebon au matin du deuxième jour, avec une partie de son équipe. Ils ont marché toute la nuit « à travers la ville en flamme ». C’est le titre que l’homme de lettres donnera à son récit des événements. Le consul en poste à Yokohama, quant à lui, a péri sous les décombres de sa résidence.

Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon en 1923. French Lines & Compagnies

Pendant dix jours, l’ambassade et le consulat de France — ainsi que le consulat russe — opèrent depuis le navire. Sous l’impulsion de Paul Claudel, le paquebot participe aux secours. Il organise notamment à bord une vaste garderie pour les enfants. Biscuits de mer et eau douce sont distribués aux riverains sinistrés. Le navire donne à l’ambassadeur la souplesse nécessaire pour mettre en œuvre une diplomatie réactive et remarquée. D’après Michel Wasserman, Claudel tire habilement parti de la situation. La création de la Maison franco-japonaise, l’année suivante, est considérée comme l’aboutissement de ses objectifs au Japon.

Plus prosaïquement, le commissaire du bord consacre toute son énergie à trouver des vivres. Une page entière de son rapport est dédiée à la bravoure du cambusier Joseph Kineider qui sauve des flammes des barriques de vin entreposées sur le quai, prêtes à être embarquées au moment du séisme. La scène est à la fois épique et cocasse. Pour éviter les pillages, le marin prend des armes, plante le drapeau tricolore sur une embarcation et rame vers le quai en ruine. Les barriques encore intactes sont poussées à l’eau puis réunies en chapelet pour être tirées vers le paquebot. Kineider est accueilli en héros.

Une maquette pour la postérité

Après avoir essuyé une pluie de flammèches et repoussé les incendies des chalands qui dérivaient vers le navire le premier jour, André Lebon doit faire face à un péril plus grave encore le lendemain. Les réserves de mazout du port de Yokohama se déversent dans la rade et prennent feu, suscitant un brasier géant sur l’eau. Un immense mur de flammes se rapproche du navire, désemparé sans ses machines. Le commandant Cousin ordonne alors une série de manœuvres et, avec l’aide d’un canot à moteur qui permet de déplacer l’amarre, le navire s’éloigne in extremis de l’incendie. Le commandant du Empress of Australia admire « a most marvellous escape ».

Le deuxième jour, le commandant Cousin doit éloigner le paquebot du quai en proie aux flammes. Une manœuvre qui force l’admiration des témoins. French Lines & Compagnies

Alors que la plupart des navires prennent le large, André Lebon doit achever ses réparations. Le paquebot ne quitte Yokohama que le 11 septembre. L’ambassadeur félicite le commandant pour l’activité déployée au cours des événements, ajoutant que « la Compagnie des Messageries Maritimes a ajouté une belle page à son histoire ancienne et glorieuse ». Un épisode dont les Japonais se souviennent : en 1961, le tout nouveau Yokohama Marine Museum souhaite étoffer ses collections par l’ajout d’une maquette du paquebot français. La compagnie s’empresse évidemment d’offrir cet objet, encore visible sur place.

Du point de vue maritime et international, cet épisode symbolise à bien des égards le glissement d’une diplomatie de la canonnière — qui consiste, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à forcer l’ouverture de pays étrangers avec la menace de navires de guerre — à une autre forme d’influence maritime, plus discrète et pacifique, que l’on pourrait qualifier de diplomatie du paquebot.The Conversation

En 1961, le directeur de l’agence des Messageries Maritimes à Yokohama présente la maquette d’André Lebon au maire de la ville. French Lines & Compagnies

François Drémeaux, Enseignant-chercheur en histoire contemporaine, Université d’Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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